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Le Dragon

Dang Tien (BP60)

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Le Nouvel An lunaire débarque cette année assez tôt dans le calendrier occidental : le 23 janvier. L’année 2012 est placée sous l’emblème du Dragon, le cinquième signe parmi les douze animaux du zodiaque de l’Asie orientale.


Fig. 1, Dragon ravisseur – Peinture de Vink
 

Dragon rime avec Rồng, qui, en vietnamien, désigne aussi un animal fantastique ; or l’assonance est un hasard linguistique, les deux vocables sont d’origine différente et évoquent deux êtres imaginaires différents, aussi bien dans leur fonction mythologique que dans leur représentation graphique. Le dragon dans les légendes occidentales est souvent maléfique, ravisseur, ravageur, représenté par un grand lézard ailé et volant. Fig. 1

Le dragon oriental est plutôt bienfaiteur, dispensant pluie et soleil aux sociétés rizicoles ; il devient par suite symbole de fertilité, richesse et même de pouvoir impérial, et se présente sous la forme serpentine, volante, dont la tête combine les traits de nombreux animaux : chameau, bélier, tigre, crocodile…

Ces deux animaux ont le plus souvent la gueule grande ouverte, l’une crachant du feu, l’autre attrapant une boule représentant les astres lunaire ou solaire, ou bien le roulement du tonnerre annonçant la pluie. Fig.2


Fig 3. Corée – Bronze doré, VIIe
 

L’ethnologue russe Vladimir Propp (1) a consacré à ce thème une recherche approfondie, comparant le mythe du dragon à travers des cultures diverses dans le monde, sans pour autant prétendre en fournir une explication unique : « le dragon est un phénomène extrêmement complexe. Toutes les tentatives pour le ramener à une explication unique sont vouées à l’échec… » (p. 368). Fig. 3

Il présente néanmoins une vue de synthèse qui nous semble probante, que nous reproduisons sans tarder : le dragon est l’expression de l’angoisse humaine face à la mort.


Fig.4. France – Combat avec dragon, Bois peint, XVIe
 

« De l’aspect extérieur du dragon, essentiellement composé d’un serpent et d’un oiseau, nous parvenons à la conclusion que le dragon est justement composé de deux animaux qui figurent le plus généralement l’âme. Primitivement, à sa mort, l’être humain pouvait se transformer en un animal quelconque. Mais lorsque apparaît la conception du pays de la mort, ce pays se localise, ou bien haut dans les airs, ou bien au contraire, sous la terre […] Pour les royaumes lointains sont créés les oiseaux, pour le royaume souterrain, les serpents. L’oiseau et le serpent sont les animaux les plus habituels, les plus répandus pour représenter l’âme […] ceci explique aussi bien les ailes que les griffes du dragon, ses écailles, sa queue munie d’un dard, etc. Nous verrons bientôt que ceci explique aussi une de ses fonctions essentielles, le rapt des femmes » (p. 326). Fig. 4.

Cette étude comparative qui présente le dragon comme un « mythe international » (p. 340) exclut ipso facto toute « légende d’un animal préhistorique vivant bien après l’époque admise pour sa disparition et dont la tradition nous aurait conservé le souvenir (2) », comme l’a suggéré le capitaine P. Albrecht, dans une communication lue à Huê, en 1914.

 
Fig.5. Russie – St Georges terrassant le Dragon, Bois sculpté, XVIIe

Son article sur le dragon en tant que motif décoratif au Viêt Nam au début du XXe siècle apporte néanmoins un témoignage précis, bien illustré, d’un grand intérêt. Pour Propp, l’hypothèse « préhistorique » est « erronée » et « absurde » parce que anachronique (p. 293). À propos du dragon en Égypte, il rappelle que dans la Bible, Moïse a cherché à « protéger le peuple Juif contre les dragons » (p. 365). Ce qui nous conduit à d’autres documents, dans la théologie chrétienne, où le dragon est l’ancêtre du serpent, l’incarnation du mystère de la Tentation, et par suite, est souvent synonyme de Diable ou Satan : Fig. 5.
Le Dragon, le grand, le serpent antique
Celui qui est appelé Diable et Satan
Celui qui égare toute la terre habitée
Apocalypse, XII, 9
[3]

Ces diverses conceptions aboutissent, dans l’imaginaire occidental, à une connotation négative du terme dragon, alors que son image dans les légendes asiatiques est, à l’opposé, créée par des sociétés déjà sédentaires et agricoles à une date précoce.

Dans les chants du Veda de l’Inde antique vers le XVe siècle avant J.-C., le dragon Vritra est à avaleur de soleil, il détient l’eau des fleuves et celle du ciel ; le dieu Indra l’a tué (4), libérant le soleil et les eaux sans lesquels toute agriculture est impossible (p. 338 et 353). La même mythologie se trouve en Chine antique, pour laquelle Propp parait moins bien documenté. Nous nous référons aux travaux de Marcel Granet (5), spécialiste de cette civilisation.

La première dynastie chinoise entrée dans la légende est celle des Hia, fondée par Yu le Grand (2205-2198 av. J.-C.) dont la grande œuvre fut la maîtrise des eaux, par drainage des Marais Sacrés, menant à la mer les fleuves « comme des seigneurs qui se rendent aux tenues de la cour » (cité par Granet, p. 27). Ses travaux furent favorisés par l’aide du dragon, dont la queue aurait tracé le lit des ces fleuves. L’animal fabuleux serait associé à la famille royale des Hia, dont il devint l’emblème (d’après la légende, car, historiquement, le dragon ne servirait d’emblème impérial officiel que plus tard, au début des Han). « Deux dragons ancêtres procurèrent une naissance aux descendants de Hia » qui « se nourrissaient de dragon, qui avaient le privilège d’élever des dragons… »


Fig. 6 – Chine – Bronze de Shang, XIIe av.J-C.
 

Sous la dynastie suivante nommée Shang, ou Yin, historique (XV-XIe siècle av. J.-C.), apparaissaient sur les bronzes les premiers dessins stylisés, appelés tao tie, (Fig. 6) des animaux mythiques, dont le plus célèbre fut le dragon. « Leur nature composite trahit un travail de l’imagination, qui relève de l’art du blason et dont la danse fut le point de départ » (p.204). Il s’agissait des danses magiques, « joutes entre dragons, mâle et femelle [qui] signalaient les pluies et avaient pour théâtre les marécages que forment deux rivières débordées. On disait aussi, en ce cas, que les rivières joutaient ensemble, et c’étaient là sans doute, des joutes sexuelles […]. Les confluents étaient, en effet, des lieux consacrés aux joutes amoureuses… » (p. 205).

Les travaux de Granet sont incontournables à qui souhaite comprendre le monde sinisé. Pourtant, son explication du mythe du dragon est peu connue, alors qu’elle est d’un grand intérêt : elle explique la fonction symbolique de la fécondité – et par suite de la prospérité et du pouvoir. Elle justifie la représentation graphique : le motif héraldique des tao tie sur les bronzes chinois antiques, et les mouvements de danse du corps de l’animal fabuleux dans les décorations, telles qu’on les voit encore de nos jours.

Peu connue, parce que l’explication de Granet est complexe, savante. Aussi lui préfère-t-on une interprétation plus simple, logique : le dragon est l’image idéalisée du crocodile. Le texte le plus souvent cité en référence est un article en 1901 de Chavannes :
Le crocodile, animal aquatique, est naturellement associé à l’idée des eaux, il se cache en hiver, mais au printemps et au commencement de l’été, au moment où tombent les grandes pluies, il apparaît pour se livrer à ses ébats. Les Chinois ont pris l’effet pour la cause et ils ont dit que les nuages accompagnent le dragon. Voilà comment l’alligator est devenu un être surnaturel, assembleur de nuages, comment la fantaisie des artistes en a fait un animal fantastique, comment le souvenir du rôle qu’on lui attribuait dans les orages est marqué dans le disque du tonnerre et dans les nuages au milieu desquels il se joue, comment enfin l’idée de la fertilité provoquée par les pluies a fait du dragon le symbole de l’excellence (6). »

Cette hypothèse a l’avantage d’être concrète. Louis Bezacier soutient la même idée, mais sur la base d’un dessin sur une hallebarde de l’époque Đông Sơn (IVe siècle av. J.-C.) trouvée au Viêt Nam, à Núi Voi, province de Kiến An, en 1922, sans affirmer que le dessin représente forcément un crocodile :


Fig. 7. Bronze de Nui Voi
 

« Toutefois, il est possible que nous nous trouvions et présence d’une étape de la stylisation du crocodile duquel est issu le dragon dont la représentation est si fréquente dans les arts chinois et vietnamien (7). » Fig. 7.

Qu’apporte la documentation des Vietnamiens aux connaissances concernant le dragon, dont ils se disent descendants ? Leur légende remonte aux contes populaires, datant semble-t-il de l’époque des Lý (XIe-XIIe siècles) et transcrits dans un recueil, les Contes étranges des Montagnes du Sud (Lĩnh Nam Chích Quái), en 1492. En résumé : le roi Lạc Long Quân qui régna sur les Montagnes du Sud, descendit de la race des dragons, s’éprit de la princesse Âu Cơ descendant des Immortelles. Il la séduisit par stratagème, l’enferma dans son palais Océanique sous la protection de son armée aquatique aguerrie. De cette union naquit une gaine de cent œufs d’où sortirent cent garçons de grande beauté et d’intelligence, ancêtres des Vietnamiens. À un certain âge, ils se divisèrent, la moitié suivit leur père vers la mer, les cinquante autres accompagnèrent leur mère vers les Hauts Plateaux où ils fondèrent la première dynastie des Viêt, celle des Rois Hùng, sur le territoire Văn Lang, du Nord Viêt Nam jusqu’à Huê actuellement.

Une telle légende sous sa forme littérale actuelle, parue tardivement, a été mainte fois remaniée par des lettrés confucéens au gré de leur idéologie ; elle présente par suite peu d’intérêt anthropologique. Mais un mythologue attentif peut y récupérer des éléments de base, que Lévi Strauss appelle « mythèmes » :

Le Dragon, d’origine aquatique ou souterraine, et son épouse, l’Immortelle, résidant dans les hauteurs, correspondent aux serpent et oiseau dont parlait Propp.

Le Dragon, de nature complexe, manifeste toujours sa dualité : roi bienfaiteur, protégeant son peuple, il a été aussi capable de mauvaise action en enlevant par stratagème sa bien-aimée, qu’il abandonna par la suite.

Dans une autre légende où le Génie de la Montagne (Sơn Tinh) obtint la main de la princesse en mariage officiel, il l’aurait néanmoins « ravie » à son adversaire et rival, le Génie des Eaux (Thủy Tinh) qui immédiatement lança sa vengeance par des inondations catastrophiques.

Dans la légende du Poisson-Démon (Ngư Tinh), le Roi-Dragon, dans son rôle bienfaiteur, extermina son homologue maléfique…

Sans être clerc, on peut relever d’autres éléments – des œufs donnant naissance aux hommes par exemple – communs aux mythes d’autres cultures, au risque d’être blasphématoire : ceci implique que les Vietnamiens, descendants des Dragons, ne seraient les seuls…


Fig. 8 – Estampe de Nguyên Tu Nghiêm, 1988
 

Des recherches archéologiques effectuées au Nord Viêt Nam vers la fin des années soixante du siècle dernier, associées à l’étude philologique des documents anciens en chinois et aux progrès en ethnologie et en linguistique, ont abouti à des connaissances plus fraîches, publiées dans les recueils Les rois Hung et la constitution de l’état (8). Certains auteurs avancent des remarques qui, involontaires, rappellent l’hypothèse de Propp sur l’origine universelle du dragon : le serpent combiné à l’oiseau qui « peu à peu ne sont plus des animaux sous l’aspect sacré, mais deviennent des figures anthropomorphiques, des personnages légendaires, historiques, le couple Âu Cơ (Immortelle-Oiseau-Montagne-Terre) et Lạc Long Quân (Dragon-Eau-Fleuve-Mer) et inspirent d’autres légendes : le Génie des montagnes (Sơn Tinh) et les rois Hùng » (tome III, p. 244). Fig. 8.

Ces textes sont peu connus, ce pourquoi nous les signalons. Plus répandus sont les écrits sur la figure picturale du dragon, son intérêt décoratif, son évolution à travers les époques, la spécificité du dragon vietnamien au XIe siècle sous les Lý Fig. 9 par rapport au dragon chinois.

 
Fig. 9 – couvercle céramique de Ly, Vietnam XIe

La revue Études Vietnamiennes, parue en Anglais et Français dans un numéro spécial sur les arts du Viêt Nam, a consacré un long article au « Dragon dans l’art Viet » dont les auteurs Trần Lâm Biền et Đào Hùng ont surtout le mérite de montrer l’influence du Makara indien et Cham sur la figure du dragon vietnamien (9).

Certains voient dans les ondulations du dragon asiatique les mouvements des grands fleuves : sans doute n’ont-ils pas tort. Or, tout fleuve, pour donner son image se doit de quitter sa source, comme le dragon quittant son origine.
Il la retrouve en partie, de nos jours, dans le symbole de la prospérité économique qu’il représente.

L’objectif de cet article est de replacer cette origine dans le contexte international, parmi les cultures différentes, dans l’espoir d’une paix, communion et prospérité communes à tous les peuples, au seuil de l’année du Dragon Nhâm Thìn.

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Peintures de Thanh Tri, huile, 2011


Descendants du Dragon
 
 Au Co et ses enfants

Dang Tiên
Janvier 2012

Notes

(1) Propp Vladimir, Les Racines historiques du conte merveilleux russe, [Léningrad, 1946], Paris, Gallimard, 1983.
(2) Albrecht P., « Les motifs de l’art ornemental annamite à Huê : le dragon », Bulletin des Amis du Vieux Huê, 1-3, 1915.
(3) Guillet Jacques, Thèmes bibliques, Paris, Aubier, 1950, p. 139.
(4) Hymnes spéculatifs du Veda, Paris, Gallimard, 1956, p. 26.
(5) Granet Marcel, La Civilisation chinoise, [1929] Paris, Albin Michel, 1968.
(6) Chavannes Ed., « De l’expression des vœux dans l’art populaire chinois » (Journal asiatique, septembre-octobre 1901, p.193) cité par Marcel Bernanose, Les Arts décoratifs du Tonkin, Paris, Laurens éd., 1922, p. 30.
(7) Bezacier Louis, Manuel d’archéologie, Asie du Sud Est, tome 2, Le Vietnam, Paris, Éd. Picard, 1972, p. 98.
(8) Hùng Vương dựng nước, Hanoi, Khoa học xã hội (Éd. des Sciences sociales), 4 vol, 1970-1972-1973-1974.
(9) Études Vietnamiennes, Hanoi, n° 10-1985, p. 41-66.

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