L’anniversaire de la bataille de Diên Biên Phu remet la proche histoire vietnamienne à l’honneur. À Da Nang, Olivier Page a accompagné un jeune Vietnamien à la recherche de son père. Une enquête qui nous plonge dans l’histoire de Nguyen Van Hau, officier vietnamien porté disparu pendant la guerre.
© Nguyen Chi Dung
C’était il y a vingt-neuf ans
La chute de Da Nang : le chaos
Dans la débâcle
L’effet de panique
La disparition de Nguyen Van Hau
À la recherche du père disparu
On a retrouvé la tombe : info ou intox ?
La quête du Graal dans les rizières
:: C’était il y a vingt-neuf ans
C’était le 30 mars 1975, c’était il y a vingt-neuf ans. C’était presque hier. La France vivait à l’heure du giscardisme libéral tandis que la guerre du Vietnam approchait inéluctablement de son dénouement tragique. Ce 30 mars était un dimanche de Pâques. Les troupes nord-vietnamiennes entraient dans Da Nang, la deuxième ville du pays après Saigon, qui était alors la capitale de la République du Sud Vietnam. Pour les officiers sud-vietnamiens et américains, pour les journalistes et les observateurs de ce conflit, pour les simples citoyens du Sud, l’impensable venait d’arriver : la ville de Da Nang était tombée aux mains de l’ennemi : les communistes du Nord. Un mois plus tard, le 30 avril 1975, Saigon tomba à son tour, marquant la victoire définitive du Nord sur le Sud, la fin de la République du Sud-Vietnam, la réunification d’un pays déchiré par trente ans de guerre, mais aussi la fin des libertés et le début d’une longue nuit totalitaire pour un des peuples les plus pauvres de la planète. Mais la chute de Saigon, aussi importante soit-elle dans le déroulement de la guerre, a occulté la chute de Da Nang. Pourtant des choses bien plus graves se passèrent à Da Nang : ce fut un drame humain sans précédent. Auteur de Cruel Avril (Éditions Robert Laffont), le journaliste Olivier Todd a suivi le conflit de près. Pour lui : « Aucune ville à travers toute l’Indochine, même pas Saigon, n’a été autant marquée par la guerre ».
:: La chute de Da Nang : le chaos
Pendant la guerre du Vietnam, Da Nang fut une base stratégique essentielle pour l’armée américaine et ses alliés militaires de la République du Sud Vietnam. Située dans le centre géographique du pays, à près de 1 000 km au nord de Saigon, la ville est abritée au fond d’une vaste rade, et protégée des vents de la mer de Chine par la grosse montagne de Son Tra. Da Nang avait de quoi plaire aux stratèges. Appelée Tourane par les Français au XIXe siècle qui la bombardèrent sous le règne de Napoléon III, elle se développa et devint le grand port de l’Annam (ancien nom de cette région centrale). Da Nang, ce nom réjouissait les marines US qui étaient envoyés à China Beach pour des séjours de repos mérité (rest and recreation). Après avoir connu l’enfer des combats dans les jungles contre un ennemi invisible, les boys goûtaient à la douceur des grandes plages de sable, bordées de casuarinas (filaos).
En fait, tout avait commencé là. En 1965, la plage de My Ke, près de Da Nang, accueillit les premiers contingents de marines envoyés par le président américain Johnson pour combattre l’avancée du communisme en Indochine. De Da Nang, les Américains se lancèrent dans ce combat qui devint une guerre sans que celle-ci n’ait jamais été déclarée. Da Nang n’était pas très loin de la ligne de front et du 17e parallèle, qui marquait alors la frontière entre la République du Nord (communiste) et celle du Sud (capitaliste). Suite aux accords de Genève signés en 1954 après la bataille de Diên Biên Phu, les Français vaincus se retirèrent de la partie nord du Vietnam, et la partie sud devint une république indépendante, libre et alignée sur l’Occident. Au Nord, l’oncle Hô – pseudonyme pour Hô Chi Minh – créa une république socialiste alliée des Soviétiques, avec un des régimes les plus sévères qui soit. Au Sud, un Vietnam capitaliste et libre, plus riche que la Corée du Sud ne l’était à cette époque. La guerre continua.
:: Dans la débâcle
Le 30 mars 1975, Da Nang fut prise de panique, après avoir été pilonnée par les canons de l’armée nord-vietnamienne pendant trois jours. Un obus tomba sur le central des communications. Le contact radio avec Saigon fut rompu. Des dizaines de milliers de réfugiés chassés par les combats s’entassaient dans la ville, campant dans les écoles, s’ajoutant aux 600 000 habitants qui y vivaient en situation normale. Devant le danger imminent qui se profilait, leur objectif était clair : fuir avant qu’il ne soit trop tard. Au large, une armada de navires sud-vietnamiens, coréens, taiwanais, attendait l’ordre d’évacuation. Le président Ford avait dépêché des navires américains. Les dépôts de munition et les réserves de carburant furent abandonnés un à un par leurs employés. La ville fut livrée au chaos, à l’anarchie. Des pillards et des hommes ivres erraient dans les rues. Les soldats, les sous-officiers, les officiers cherchaient leurs familles. La situation dramatique empira d’heure en heure. La route côtière qui longe le littoral du nord au sud étant coupée, il était devenu impossible de fuir Da Nang par voie terrestre. Une solution était de fuir par les airs.
:: L’effet de panique
Sur l’aéroport civil de Da Nang, la foule des réfugiés grossissait d’heure en heure. On criait, on hurlait, on se piétinait. On empêchait les passagers d’embarquer dans les avions. Des femmes, des enfants, des soldats en déroute envahissaient les bâtiments et les pistes déjà encombrées de jeeps et de camions abandonnés. Les avions ne pouvaient décoller qu’avec difficulté. Et ceux qui parvenaient à le faire avaient du mal à fermer les portes, bloquées par les mains ou les bras de ceux qui tentaient en vain d’y embarquer. Il fallait se battre. Un homme, accroché au train d’atterrissage d’un avion, s’en détacha, puis tomba dans le vide, quelques secondes après le décollage de l’engin.
Pour les civils, il devint impossible de fuir Da Nang par les airs. Il ne restait que la mer. Là aussi, la situation était dramatique. Sur le port de Da Nang, les milliers de fuyards s’agglutinaient sur les quais dans le plus grand désordre. Ils se bousculaient pour monter à bord des barques, des péniches et des bateaux de pêche pour gagner le large. Certains radeaux confectionnés à la va-vite chaviraient, des embarcations de fortune furent touchées par les obus de l’artillerie nord-vietnamienne installée au col des Nuages. L’armée du Nord avait prévenu son ennemi : on tirera sur toutes les embarcations à la sortie de la rade, qu’il y ait des civils ou pas à bord. La surface de l’eau reflétait l’horreur de cette débâcle : morceaux de pneus, paquetages abandonnés, objets flottants, vêtements déchirés, et même des cadavres oubliés à la dérive. Sinistre ! L’étau se resserra encore. Et Olivier Todd de constater : « L’évacuation de Da Nang dépasse tout ce qu’on a décrit, photographié, télévisé jusque-là comme scènes atroces ».
:: La disparition de Nguyen Van Hau
Le lieutenant-colonel Nguyen Van Hau faisait partie de ces nombreux sous-officiers et officiers de l’armée sud-vietnamienne qui cherchaient à s’enfuir par tous les moyens. L’ordre d’évacuation militaire de Da Nang ayant été donné, il souhaitait ardemment rejoindre au plus vite sa femme et ses enfants envoyés par sécurité à Saigon quelques années avant que la situation militaire ne s’aggrave. Il leur avait dit en les quittant : « Je resterai à Da Nang et dès que je le pourrai je vous rejoindrai à Saigon ». Né en 1926 au village de Nuoc Ngot (L’Eau Douce), Hau avait grandi au milieu des rizières, entre les montagnes et la mer, non loin du col des Nuages et de la ville de Hué. C’est dans l’ancienne cité impériale, sur les bancs de l’école Pellerin, qu’il apprit la langue française, à côté de son frère Nguyen Van Dzu, plus âgé que lui de quelques années. Avec Dzu, la complicité était très forte. Ces deux Vietnamiens francophones faisaient tout ensemble, partageaient tout. Jusqu’au jour où les deux adolescents choisirent des chemins différents. Brillant élève, aussi doué en maths qu’en littérature, Hau passa son bac et commença une licence de lettres qu’il ne put terminer, car il s’engagea dans l’armée du Sud. Son frère Dzu s’engagea dans les années cinquante dans le combat contre les Français et rejoignit les maquis du Nord-Vietnam où il devint un soldat modèle de Hô Chi Minh. Les deux frères s’adoraient, mais ils devinrent par la force des choses des frères ennemis sur le plan politique et militaire. Ils ne se revirent plus jamais.
Après des voyages en France (en bateau de Saigon à Marseille), au Maroc et un stage de formation à Washington, Hau fit carrière et obtint le grade de lieutenant-colonel dans l’aviation du Sud-Vietnam. Il fit la guerre dans les airs tout en partageant le même sentiment ambigu que ses collègues : la guerre ne se gagnerait pas dans les airs, mais sur terre, d’une manière classique. On lui proposa même de devenir général, mais il refusa ce poste, car au fond de lui-même il n’aimait pas le métier des armes. Il préférait de loin écrire des poèmes, ce qu’il fit dans sa jeunesse et tout au long de sa vie. Ses collègues ne l’avaient-ils pas surnommé « le poète de l’armée de l’air » ? Après tout, ne s’était-il pas engagé pour avoir la sécurité de l’emploi et nourrir sa famille ? Pour le lieutenant-colonel Hau, dans le chaos du 30 avril 1975, il était naturel de quitter Da Nang à bord d’un hélicoptère de l’armée. Il roula quelques kilomètres au volant de sa 2CV Citroën en direction d’un deuxième aéroport militaire situé près de la Montagne de Marbre, une éminence rocheuse couverte de végétation tropicale qui se dresse tel un pain de sucre face à la mer de Chine. Puis, on ne sait pourquoi, il abandonna son véhicule au bord de la route. Des témoins s’en souviennent. Ils ont vu la 2 CV. Passé ce moment, nous entrons dans le chapitre des conjectures et des hypothèses. Le lieutenant-colonel Nguyen Van Hau se serait donc embarqué dans un hélicoptère, avec d’autres soldats et officiers, plus tard l’hélicoptère se serait écrasé quelque part entre Da Nang et Saigon. Mais où ? En mer ? Pour son fils Nguyen Chi Dung (appelons-le Dung), qui a entrepris des recherches et que j’accompagne sur place, cette hypothèse de la chute en mer serait la plus plausible. Dans ce cas, autant chercher une aiguille dans un tas de foin. Et si l’hélicoptère de Hau s’était écrasé dans la forêt ? Aurait-il percuté une montagne en survolant la cordillère annamitique ? Aurait-il soudain manqué de carburant ? Aurait-il été abattu par un tir de canon ? Et si, et si, et si… Autant de suppositions, et de questions restées en suspens, qui hantent Dung, trente ans après la disparition inexpliquée de son père. Il n’a jamais obtenu de précisions sur cette fin tragique. Pas de témoignage exact et fiable. Le corps du lieutenant-colonel Hau n’a jamais été retrouvé. Il est donc classé parmi les soldats disparus au combat (MIA, abréviation pour Missing In Action). Le bon sens veut que Nguyen Van Hau soit mort, mais en réalité il a disparu. Par conséquent, la famille Nguyen n’a jamais pu faire le deuil de l’époux, et du père, ni lui donner une sépulture honorable. Un chagrin lourd pour tout Vietnamien attaché au culte des ancêtres, pivot de leur spiritualité.
:: À la recherche du père disparu
Nguyen Van Hau disparu, sa femme et ses enfants passèrent des semaines à l’attendre en vain à Saigon. En mars 1975, son fils Nguyen Chi Dung était âgé de dix-neuf ans. Aujourd’hui, il a quarante-sept ans et n’a rien oublié du passé. L’absence de nouvelles de son père lui pèse toujours autant. Né à Da Nang en 1956, Dung a passé son enfance dans cette ville, où il habitait une maison dans un quartier résidentiel, située au 35, rue Than Son (de 1967 à 1973). Il fréquenta le lycée Blaise Pascal de Da Nang, jusqu’en 1973. Cette année-là, en raison de la guerre, l’établissement ferma ses portes. Avec sa mère et ses sœurs, il partit vivre à Saigon, poursuivant sa scolarité au lycée Marie Curie, l’établissement secondaire le plus réputé de la ville à cette époque. En mai 1974, il passa brillamment son bac. Le 30 mars 1975, il était étudiant à l’Université Polytechnique où il suivait des cours pour devenir ingénieur des Bâtiments et Travaux Publics. Chaque jour, il s’attendait à voir son père débarquer de son hélicoptère. Madame Nguyen et ses enfants vivaient dans l’angoisse. Dung vécut l’attente de son père comme une épreuve. « Pourquoi mon père n’arrive-il pas ? Que s’est-il passé ? Il est arrivé quelque chose de grave. Il n’est pas auprès de nous. »
Ainsi les journées se suivirent, avec l’espoir de le voir arriver qui diminuait au fur et à mesure que le temps s’écoulait. Puis ce fut la chute de Saigon le 30 avril 1975, qui marqua la fin de la guerre, et la mainmise du Nord communiste sur le Sud capitaliste. Le Vietnam privé de libertés, placé sous un régime de fer dans l’orbite du bloc soviétique, devint le pays le plus fermé de la planète. Dung et sa famille, comme des milliers (des millions !) de Vietnamiens, ne virent qu’une solution : quitter le pays. L’appel de la liberté fit de Dung un boat people, un candidat décidé à fuir coûte que coûte. Il tenta plusieurs fois de s’enfuir au péril de sa vie et de manière clandestine (la nuit, dans des conditions incroyables). Il fut capturé par la police, arrêté et enfermé pendant deux années dans un camp de travaux forcés, près de Ben Tre dans le delta du Mékong. Puis en 1990, il obtint des autorités françaises un visa d’accueil. En mars 1990, il débarqua à l’aéroport de Roissy avec le statut de réfugié politique et retrouva sa femme Trang et son jeune fils qu’il n’avait pas vu depuis un an et demi. Il était enfin sorti de ce cauchemar. Dung a refait sa vie en France. De 1990 à aujourd’hui, il ne s’est pas tourné les pouces. Ardent à la tâche, il est devenu ingénieur-informaticien. Il a trouvé du travail dans une entreprise privée. Il vit avec sa femme et ses deux enfants en région parisienne.
:: On a retrouvé la tombe : info ou intox ?
Un jour de l’été 2003, une cousine de Dung installée aux États-Unis lui écrit : on a retrouvé la tombe de ton père Nguyen Van Hau. Aussitôt Dung lui téléphone pour avoir plus de détails. Et il décide d’aller à Da Nang pour retrouver la tombe paternelle et récupérer ses cendres afin de les rapatrier en France, où il souhaite les conserver dans une urne funéraire. C’est l’usage chez les bouddhistes. Je décide alors de l’accompagner au Vietnam. Nous arrivons à Hué en décembre, sous la pluie et les nuages de la mousson.
Commence alors une quête familiale et sentimentale qui ressemble à une enquête policière. Mais le mot « quête » n’est-il pas dans le mot enquête ? À Hué, Dung convoque un témoin qui aurait aperçu le premier la tombe paternelle. C’est un modeste chauffeur de xe om, un taxi-moto. Dung le questionne. Un jour, en cherchant la tombe de son propre père dans le petit cimetière de Son Tra, l’homme du taxi-moto nota l’inscription d’un nom sur l’une des sépultures : « Nguyen Van Hoi ». Ce nom ressemble à deux lettres près à celui de Nguyen Van Hau. Quelques semaines plus tard, le chauffeur prit une cliente sur sa moto. Au cours de la conversation, il lui raconta comment il avait retrouvé la tombe de son propre père et noté la présence de cette tombe voisine avec ce nom-là inscrit. Mais la cliente (une lointaine cousine de Dung) comprit mal le dernier mot du nom de famille. Elle avait entendu Hau alors qu’il s’agissait de Hoi ! Pour elle, il n’y eut aucun doute : c’était bel et bien quelqu’un de sa lignée. Mais avec le bruit du moteur et le vent qui cinglait son visage, la passagère avait confondu les noms. Résultat de cette méprise : l’information était faussée, et la piste de recherche n’aboutissait à rien. Le chauffeur de taxi-moto quitta Dung après une bonne heure de questionnement.
:: La quête du Graal dans les rizières
Deux jours plus tard à Da Nang, Dung se rend à la mairie de la commune de Tho Quang pour y consulter les registres administratifs du cimetière de Son Tra. Il dépouille à la main plus de deux cents fiches, très bien tenues et complètes. Chaque fiche porte les noms, prénoms, date d’enterrement et date d’inhumation des corps, ainsi qu’une photo et le grade du défunt si celui-ci est un soldat de l’armée (du Sud ou du Nord). Une partie de ce cimetière ayant été déplacée en raison de la construction d’une nouvelle route, Dung craint que le corps de son père ait été inhumé par les autorités et déplacé sans qu’il en ait été informé. Faire des fouilles soi-même dans le cimetière ? Impossible, car à cette époque-ci de l’année, une partie des tombes étaient immergées dans l’eau débordante des rizières. Déception ! Aucun Nguyen Van Hau n’apparaît sur le registre. De retour à l’hôtel, un vieil ami de jeunesse lui rend visite. Il est à présent PDG d’une entreprise de fabrication de matériaux pour le bâtiment. Celui-ci, bien que vivant dans le monde rationnel, a gardé dans son esprit une poche de superstition. Il lui présente une astrologue : on ne sait jamais… Aucune piste ne doit être écartée. Même la plus fantaisiste. Rien de très concluant. L’enquête continue.
Il pleut des cordes sur Da Nang, mais la ville donne malgré ce temps maussade l’image d’une cité renaissante après des années de marasme et de misère : partout, ce ne sont que grues et chantiers, routes en construction, infrastructures en rénovation, maisons, immeubles et édifices publics repeints. Le phœnix Da Nang semble renaître de ses cendres. Au volant de son cyclomoteur de marque japonaise, Dung porte une cape imperméable qui le recouvre de la tête au pied, laissant juste apparaître le triangle de son visage. C’est ainsi qu’il affronte la tourmente. Pour atteindre la pagode Tam Thai accrochée au flanc de la Montagne de Marbre, il faut monter des escaliers en granit creusés dans le roc, et marcher sous le déluge. Enveloppé dans sa robe safran, le crâne rasé, la peau lisse des ascètes, un bonze attend. Il a le regard intemporel et sans âge des êtres détachés des aléas terrestres. Et pourtant, il se souvient bien de la guerre et de ces journées de chaos. Il était là quand Da Nang est tombée, en mars 1975. Il raconte avoir vu un hélicoptère s’écraser le 29 mars contre les parois de la montagne, après qu’un des passagers se soit jeté dans le vide. Huit cadavres furent retrouvés, et par ses soins ils furent enterrés dignement dans l’enceinte de la pagode. Certains portaient de l’or et de l’argent sur eux. Dung demande au bonze s’il se souvient de Nguyen Van Hau. Parmi les urnes et les stèles de la pagode, aucune ne porte ce nom. Le bonze est confus. Mais on le sent : il compatit. La compassion n’est-elle pas dans le bouddhisme un équivalent spirituel de l’amour du prochain chez les chrétiens ? Dehors, la pluie a cessé. Tout est encore sombre. Les parois de la grotte suintent d’humidité. Par une ouverture creusée dans la roche, la mer gris clair se dessine au loin comme une tache, au-dessus de la ligne verte des arbres. Dans la pénombre de la pagode nichée sous la cavité rocheuse, Dung examine les urnes, silencieusement. Une d’elles porte un nom qu’il connaît : Nguyen Van Thanh. C’était un voisin. Son père l’a bien connu. Il habitait dans la même rue que Nguyen Van Hau, à Da Nang. Quelle coïncidence ! Un voisin connu, mort au cours d’une chute d’hélicoptère, le même jour soit le 29 mars 1975 : autant d’éléments si proches des circonstances de la disparition de son père et qui semblent donner un peu de sens à cette quête sans fin. Mais ce n’est pas encore la bonne piste. L’essentiel est encore à découvrir, car Dung n’a toujours pas trouvé la clef du mystère qui le conduira au terme de sa recherche.
La nuit tombe. L’heure de rentrer. Nous retraversons Da Nang sur notre cyclomoteur. Dans un des bars de la ville, Dung recense les pistes de son enquête, compte les bonnes et les mauvaises informations, énumère les possibilités qui lui restent. Il ne veut pas céder à la déception, mais il considère le bon côté des choses : il a retrouvé sa ville de jeunesse et renoué avec quelques très bons amis qu’il n’avait pas vus depuis trente ans. Ils étaient si familiers, si proches, qu’ils ont repris la conversation comme s’ils s’étaient vus la semaine dernière. Des retrouvailles chaleureuses et poignantes. Tous se mettent maintenant en quatre pour aider leur ami dans ses recherches. C’est aussi cela la solidarité vietnamienne, une fraternité humaine au-delà des conflits du passé, au-delà du temps, et par-delà les frontières. Le temps désormais semble aboli face à l’essentiel. Cet essentiel qui reste invisible et qui se cache quelque part. Où ? Dans l’immensité de la mer ou dans la profondeur des montagnes et des jungles ?
Olivier Page
Mise en ligne le 29 avril 2004