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Poèmes

Traduction de chansons populaires vietnamiennes

Dang Tien (BP60)

Journée thématique
« Traduire en français l’expression de l’amour dans les poésies de l’Asie orientale, de l’Inde et de la Perse »
21 décembre 2010
Maison de la Culture du Japon à Paris

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En vietnamien, le terme « chanson populaire », ca dao, désigne un genre littéraire précis : des textes poétiques courts, improvisés et transmis oralement, à côté des œuvres littéraires traditionnelles, celles des lettrés, transmises par l’écriture. Les textes écrits sont, en général des auteurs connus, à la différence des textes oraux, d’auteur inconnu. Le mot ca dao signifie : chansons sans dessin mélodique précis, il appartient au récitant de moduler la musique à sa guise.

Dans la terminologie vietnamienne, le mot ca dao a un contenu littéraire précis, plus restreint que sa traduction chanson populaire qui, en français, a un sens plus large.

Le mot est employé ici dans son sens vietnamien, à une nuance près : les textes ne sont plus improvisations comme à l’origine, ils ont été imprimés, comme texte quelconque et traduits à partir des textes visuels, ce qui pose quand même des questions de principe.

Textes poétiques improvisés oralement par des paysans et paysannes qui souvent ne savaient ni lire et écrire. Création poétique spécifique à laquelle la structure phonétique et sémantique de la langue se prêtait, et les auteurs-acteurs y sont habitués par apprentissage et pratique.

Nous partons d’un texte des plus connus, des plus traduits :

Thân em như tấm lụa đào

La jeune fille se compare à une pièce de soie flottant au vent, pour exprimer l’inquiétude sur son sort indéterminé. Nous prenons la traduction la plus récente, sans doute la plus réussie :

Telle la pièce de soie rose
Qui au marché, sous la brise,
Frémit et se dit :
Quelle main va me prendre ?
Branche de bambou,
Branche abricotier,
Je m’appuie et me dis :
Au levant le pêcher,
Au couchant le saule,
Qui sera mon aimé ?

Le traducteur (inconnu) dans une histoire de la peinture signée Corinne de Menonville, 2003, respecte le sens du texte vietnamien que nous appelons texte A :

Thân em như tấm lụa đào,
Phất phơ giữa chợ biết vào tay ai ?
Em vin cành trúc,
Em tựa cành mai,
Đông đào tây liễu biết ai bạn cùng ?

Françoise Corrèze a livré une traduction aussi fidèle, sans doute moins mélodieuse :

Pareille à la soie rose
Qui frémit au marché
Et se dit
« en quelle main, hélas, vais-je tomber ? »
je m’appuie au jardin
branche d’abricotier
ou branche de bambou
au levant le pêcher
et le saule au couchant
qui sera mon époux ?

(1983)

Le texte vietnamien est assez long, relativement, sans doute moderne. Pham Quynh dans une conférence en 1929, a donné une autre version, sous forme question / réponse, dans un échange de chansons alternées (hát đối đáp) que confirma Nguyên van Huyên dans une thèse de doctorat vers 1930, publiée en 1934 :

Garçon :

Vous êtes, ma sœur, comme une pièce de soie rose
Est-elle encore libre ou bien est-elle déjà retenue par quelqu’un ?

Fille :

Je suis, mon frère, comme une pièce de soie rose
Qui flotte au vent au milieu du marché et
Ne sait en quelles mains elle va tomber.

Traduction de Nguyên van Huyên, 1934

Je suis comme une pièce de soie rose
Elle flotte dans le marché, je ne sais en quelle main elle tombera

Celle de Lê thanh Khôi, 1995 :

Vous êtes, petite sœur, comme une pièce de soie rose
Est-elle intacte, est-elle entre les mains de quelqu’un ?

– Je suis comme une pièce de soie rose
Flottant au marché sans savoir en quelles mains elle tombera

L’original vietnamien, d’après Pham Quynh que nous appelons texte B :

_ Thân em như tấm lụa đào,
Còn nguyên hay đã xé vào tay ai ?

Thân em như tấm lụa đào,
Phất phơ trong chợ biết vào tay ai ?

Le texte A est le monologue d’une jeune fille inquiète de son destin, un sentiment moderne, universel, assez facile à traduire.

Le texte B est un dialogue sous forme de question-réponse dont il faut restituer la structure. Pham Quynh, pour le faire, a dû employer en apostrophe, les substantifs ma sœur, mon frère, encombrants et déroutants ; les termes em, anh en style direct, en vietnamien, sont employés comme pronoms personnels, qu’il suffit de traduire par « je, tu » quand le contexte assez explicite le permet. Pour le texte « pièce de soie », Mesdames Corrèze et Menonville l’ont fait et rendu leur traduction allègre et expressive. Malheureusement, dans d’autres traductions, Françoise Corrèze utilise souvent ces substantifs lourds, ainsi que Lê Thanh Khôi. Sans doute sont-ils prisonniers de l’esprit vietnamien et du souci pédagogique. La liberté est une des premières conditions de la traduction, qui n’exclut pas forcément la fidélité.

Rétablir un texte oral dans sa forme originale historique est difficile et concerne seulement l’érudition : le lecteur moyen s’intéresse à la version la plus transparente, la plus universelle, même modernisée qui se prête plus facilement à la traduction – par exemple celle, du recueil de Vu Ngoc Phan, 1957, la plus largement diffusée, souvent rééditée.

On y trouve cette chanson, certainement ancienne, sous forme de dialogue : l’homme exprime les regrets d’un amour perdu, la femme lui retourne le reproche : pourquoi ne m’as-tu pas, jadis, demandé en mariage ?

Traduction de Lê Thanh Khôi :

J’ai grimpé sur le pamplemoussier pour en cueillir les fleurs,
Je suis descendu au champ d’aubergine pour chercher des bougeons de tâm xuân,
Des bourgeons de tâm xuân donnent des fleurs d’un vert chatoyant,
Vous avez un mari, cruel est mon regret.

… Maintenant que je suis mariée,
Pourquoi ne m’avoir point demandée quand j’étais libre.
Maintenant je suis mariée
Comme l’oiseau en cage, le poisson pris à l’hameçon,
Le poisson pris à l’hameçon peut –il se libérer,
L’oiseau en cage sait- il quand il s’échappera ?

… Trèo lên cây bưởi hái hoa,
Bước xuống vườn cà hái nụ tầm xuân.
Nụ tầm xuân nở ra xanh biếc,
Em đã có chồng anh tiếc lắm thay.

… Ba đồng một mớ trầu cay,
Sao anh chẳng hỏi những ngày còn không ?
Bây giờ em đã có chồng,
Như chim vào lồng, như cá cắn câu.
Cá cắn câu biết đâu mà gỡ,
Chim vào lồng biết thuở nào ra ?

Curieusement, Lê Thanh Khoi, à l’instar de Pham Quynh, dans sa traduction en 1929, page 71, a tronqué un vers, qui porte toute l’amertume du reproche dans la réponse de la femme : « une part de bétel ne coûte que trois sous »

(le bétel étant un cadeau de fiançailles : alors, pourquoi n’as-tu pas demandé ma main quand j’étais encore libre, avec un tel cadeau symbolique). Lê Thanh Khôi , suivant Pham Quynh, a réparé l’omission en répétant le vers « je suis mariée » ce qui étonne le lecteur vietnamien. Dans le vaste recueil de Nguyên van Ngoc, 1928, qui constitue la compilation de base la plus ancienne pour nos recherches, le texte intégral comporte encore 4 vers, qui hélas, sont médiocres.

Les deux traducteurs, dont l’érudition est légendaire, n’ont pas su traduire le mot tầm xuân (églantier). Lê Thanh Khôi a même fourni une explication erronée : plante ornementale cultivée en pot (p. 57). Le mot tầm xuân, plante sauvage, a un autre contenu sémantique et signifie « la recherche du printemps » qui ajoute une connotation nostalgique au texte, difficile à rendre en traduction.

Pham Quynh a cru bon d’ajouter une idée « mais à qui les offrirai-je (fleurs d’églantier) puisque vous êtes mariée ». L’ajout – sans doute pour des raisons de cohérence didactique – est ici malvenu : la poésie a sa propre cohérence qu’ignore la cohérence didactique. En outre, jadis, les vietnamiens n’avaient pas la tradition de s’offrir des fleurs – sauf en offrande au culte des ancêtres ou du Bouddha.

Tous ces exemples démontrent que la traduction des ca dao, chansons populaires est délicate, mais possible.

Chansons populaires ne sont pas une spécificité vietnamienne ; voici un siècle que Jean Paulhan a livré une lumineuse présentation et brillante traduction des Hain Tenys malgaches (1913) qui ressemblent étrangement aux chants alternés vietnamiens. Il nous offre en même temps des vues profondes sur la nature de la poésie.

La structure linguistique vietnamienne se prête au jeu poétique, nous l’avons dit et Nguyên van Huyên l’a prouvé longuement.

Ajoutons que la vie sociale y contribuait. Les relations garçons/filles, hommes/femmes étaient fréquentes et assez libres dans diverses activités du village : fêtes traditionnelles, jour de marché, protection des digues, mais surtout travaux agricoles. La culture du riz en terre inondée, le repiquage par exemple, exige un travail des deux sexes, lourde besogne précise, méticuleuse, urgente, faisant appel souvent à la main d’œuvre saisonnière venant d’autres villages, ce qui élargit le cercle des relations.

Filles et garçons échangent leurs sentiments et l’expression d’amour est naturellement privilégiée : d’où richesse de ce thème, qui met en valeur la femme dont le rôle dans le travail champêtre est déterminant.

Cet aspect humain et littéraire est d’un grand intérêt pour le lecteur moderne dont le traducteur doit tenir compte.

Dang Tien
17.12.2010

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Bibliographie

-  Nguyên van Ngoc, Tuc ngu phong dao (Dictons et Chansons populaires), édit. Vinh hung Long, Hanoi, 1928. Edit. Bôn Phuong, Saigon, 1952.

-  Pham Quynh, Le Paysan Tonkinois à travers le parler populaire .Conférence 19-12-1929, édit. Đông Kinh, Hanoi, 1930, Sudestasie, 1985, Paris.

-  Nguyên van Huyên, Les Chants alternés des garçons et des filles en Annam, Paul Geuthner, 1934, Paris.

-  Lê Thanh Khôi, Aigrettes sur la rizière, Gallimard, 1995, Paris.

-  Anthologie de la littérature populaire du Vietnam, par Huu Ngoc et Françoise Corrèze, l’Harmattan, 1982, Paris

-  Vu Ngoc Phan, Tục ngữ – Ca dao (Dictons et Chansons populaires), édit. Khoa hoc xã hoi, 1957 et 1978, Hanoi.

-  Marcel Granet, Fêtes et Chansons anciennes de la Chine, 1919, Albin Michel, 1982, Paris.

-  Corinne de Menonville : La Peinture Vietnamienne, Arbis, 2003, Paris.

-  Jean Paulhan, les Hain-Tenys, Gallimard,1938, Paris