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Les Vietnamiens Francs-Maçons

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Nguyễn Ngọc Châu JJR 62

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On sait que certains hommes célèbres faisaient partie de la Franc-Maçonnerie, cette société initiatique d’une dizaine de millions de membres qui a pour but le perfectionnement moral et spirituel de l’homme et qui suscite bon nombre de curiosités du fait de la discrétion de ceux-ci sur leur appartenance. Parmi les maçons les plus connus, on peut citer Georges Washington et la quasi-totalité des présidents des USA (dont R. Nixon, L.B. Johnson…), Lafayette, Winston Churchill, Benjamin Franklin, Gustave Eiffel, Auguste Bartholdi, Abd El Kader, Rudyard Kipling, Voltaire, Mozart, Casanova, Hugo Pratt, Salvador Allende, John Wayne, Tchang Kai Tchek, Aristide Briand, Littré, G. Monge, J.M. Montgolfier, Rouget de l’Isle, Talleyrand, Davy Crockett, C. Lindbergh, Gambetta, Charles X, Edouard VI et Edouard VII d’Angleterre, Guillaume 1er d’Allemagne, Joseph Bonaparte, Aristide Briand, Mark Twain, Joséphine Baker, André Citroën, Henry Ford, Montesquieu, Alexander Fleming, Oscar Wilde, Beethoven, Goethe, Alexandra David-Neel…

Ce que l’on sait moins, c’est qu’un certain nombre de Vietnamiens étaient aussi maçons, comme l’évoquent deux documents que j’ai découverts dans mes “farfouilles” : Chroniques secrètes d’Indochine (1928-1946), Tome 1, Le Gabaon, de Gilbert David aux éditions de l’Harmattan et “Les Vietnamiens dans la franc-maçonnerie coloniale”, un article dans la Revue Française de l’Histoire d’Outre-Mer de Jacques Dalloz, maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques à Paris, écrit sur la base des archives de trois obédiences maçonniques françaises (1).

De nombreux Vietnamiens furent initiés en France comme l’avocat Dô Huu Tri, un des fondateurs de “la Ruche”, première loge de la GLDF au Viêt Nam, le caodaiste Cao Triêu Phat qui rejoignit les rangs des communistes (initié au GODF à Bordeaux en 1917), Bui Quang Chiêu (2), fondateur du Parti Constitutionaliste avec Nguyên Phan Long, qui préconisait la lutte pour l’indépendance par la voie pacifique (initié au GODF à Paris en 1925), Hô Chi Minh, sous le nom de Nguyên Ai Quoc, qui a dû faire un petit tour pour “voir” avant de trouver son vrai bonheur dans le communisme (initié à la loge “la Fédération Universelle” du GODF à Paris en 1922), Nguyên Van Thinh, Dô Huu Buu, etc.

Au Viêt Nam, les loges en place ne commencèrent vraiment à ouvrir leur porte aux Vietnamiens que vers la fin des années vingt. La peur ou plutôt la hantise d’avoir à côtoyer à niveau égal des “indigènes” aussi évolués – et certains même plus cultivés – que des Français de bon teint issus de la métropole, l’emportait sur la “fraternité” qui devait exister entre maçons.

A cette époque, le Grand Orient de France disposait d’une loge à Saigon (“le Réveil de l’Orient et les Fidèles du progrès réunis”), d’une loge à Ha Nôi (“La Fraternité Tonkinoise”) et d’une loge à Hai Phong (“l’Etoile du Tonkin”), la GLDF d’une loge à Saigon (“la Ruche”) et d’une loge à Ha Nôi (“les Ecossais au Tonkin”), et le Droit Humain (DH), obédience mixte, d’une loge à Ha Nôi (“Confucius”) fondée en 1925. Celle-ci accueillit les trois journalistes Nguyên Van Vinh, Pham Huy Luc et Pham Quynh (3).

En 1930 naquit la loge “Khong Phu Tseu” (GLDF) dont les membres fondateurs comprenaient, entre autres, le chirurgien-dentiste Nguyên Xuân Dai , le médecin Cao Si Tân (tous les deux initiés à Paris), et l’avocat Duong Van Giao (initié en 1924 à Paris à “Jean Jaurès” de la GLDF). Les deux avocats formés en France, Trinh Dinh Thao (4)(initié à “la Ruche”) et Vuong Quang Nhuong, devinrent aussi membres de cette loge. Un rapport rédigé par Vuong Quang Nhuong fut même lu au convent (5) de la GLDF en France en 1936 consacré au “problème colonial dans les sociétés modernes”

Il faut souligner que certains Vénérables français de loges du GODF comme Jean Lan de la “Fraternité tonkinoise”, Paquin de “l’Etoile du Tonkin” et Bouault du “Réveil de l’Orient” étaient hostiles à la création de loges dominées par des Vietnamiens, celles-ci risquant, d’après eux, de se transformer en “foyers de combat contre la domination française”. Dans une lettre datée du 10 janvier 1934 adressée au Grand Maître du GODF en France, Jean Lan dénonçait la loge “Confucius” où Pham Huy Luc était élu Vénérable (6) avec cinq Vietnamiens parmi les huit officiers : “L’Administration ne voit pas sans appréhension l’élévation d’un Annamite à la présidence d’une loge presque entièrement composée d’indigènes. Tant que ceux-ci conservaient à leur tête un Français, le gouvernement pouvait compter sur le patriotisme de ce dernier pour éviter toute discussion politique anti-française au cours des réunions et pour être avisé de tout complot qui s’y formerait”. Parmi les Vietnamiens maçons de l’époque, citons encore Ta Thu Thâu (dirigeant du Parti Trotskiste Indochinois), l’historien Trân Trong Kim (membre des “Ecossais du Tonkin” de la GLDF), le président de la Chambre des représentants du peuple de l’Annam Pham Van Quang, le pharmacien Tham Hoang Tin qui devint maire de Ha Nôi à la fin de la guerre d’Indochine, le docteur Pham Ngoc Thach (initié en 1937) qui devint ministre de Hô Chi Minh, Vu Dinh Mân qui donna une conférence prouvant qu’il n’y avait pas de contradiction entre l’esprit maçonnique issu des Lumières et l’idéologie extrême orientale façonnée par un confucianisme qui était “loin d’être aveuglément traditionaliste, [mais] de beaucoup une doctrine d’évolution, donc de progrès”. Il y avait aussi de nombreux caodaistes comme Ngô Van Chiêu (qui aurait été initié en 1919), Lê Van Trung, Cao Triêu Phat, Nguyên Phan Long, Trân Quang Nghiêm, Truong Kê An.

Un “Carrefour International de Fraternité” fut créé en décembre 1935 aux environs de Tây Ninh par un groupe de francs-maçons de diverses obédiences et de divers pays : des Français, des Vietnamiens (Trân Trong Kim et Ta Thu Thâu), des Américains (dont les généraux américains Chennault et Stilwell), des Anglais, un Japonais, un Chinois et un Philippin (un certain Osmeña , 7 ), avec pour but de combattre “l’impérialisme d’un Japon à l’humeur belliqueuse”. D’autres maçons les rejoignirent, dont les Vietnamiens Bui Quang Chiêu, Trân Quang Nghiem, Cao Triêu Phat, Dang Trung Chu, mais certains n’y resteraient pas longtemps (Bui Quang Chiêu, Ta Thu Thâu, Trân Trong Kim…).. Il fut décidé de créer des réseaux nationaux secrets dans toute l’Asie appelés FB3 (pour Free Brothers 3) coordonnés par ce “Carrefour” dirigé jusqu’en 1946 par l’avocat américain William Donavan. C’est ainsi qu’en 1936 naquit FB3-Indochine qui choisit de s’ouvrir largement aux profanes (non-maçons) et qui s’assigna le double objectif de “lutter contre l’impérialisme nippon de plus en plus menaçant […] et (de) favoriser la décolonisation de l’Indochine”, déclenchant le désaccord de certains maçons français qui se retirèrent du réseau, comme le lieutenant-colonel Tutenges et le futur général Raoul Salan.

Après les grands événements de l’époque (le régime de Vichy interdisant la maçonnerie au Viêt Nam par la voix du Gouverneur Général Decoux, coup de force des Japonais du 9 mars 1945, épuration antivichyste), il ne comptait plus en 1947 qu’un Vietnamien dans les loges qui renaissaient. Certains étaient morts, comme Bui Quang Chiêu et Pham Quynh, tués par le Viêt Minh en 1945 ; d’autres étaient passés au combat nationaliste. Ainsi « la Fraternité tonkinoise” déplora dans un texte que tant de frères Vietnamiens aient eu une conduite “antimaçonnique et inhumaine à l’égard des Français de mars 1945 jusqu’au 19 décembre 1946”.

Après 1954, des loges maçonniques sous influence anglo-saxonne remplacèrent peu à peu les loges d’influence française, dont la dernière à s’éteindre fut “le Réveil de l’Orient” (au début des années soixante). A la chute de Saigon en 1975, leurs membres ayant quitté le pays, ces loges se replièrent aux Philippines et depuis, la Franc-Maçonnerie n’existe plus au Viêt Nam en tant qu’organisation structurée.

Nguyễn Ngọc Châu

Renvois :
(1) : Les trois obédiences présentes au Viêt Nam étaient la Grande Loge de France (GLDF), le Grand Orient de France (GODF) et le Droit Humain (DH)
(2) : Fit deux conférences devant des loges françaises sur les sujets “La France a t-elle perdu l’Indochine ?” et “Le problème de la colonisation devant les colonies”.
(3) : En janvier 1926, Pham Quynh fit une conférence sur “l’idéal du sage dans la philosophie confucéenne”.
(4) : En 1939, Trinh Dinh Thao est au 31è degré. Il y a 33 degrés au rite pratiqué par la GLDF (Rite Ecossais Ancien et Accepté)
(5) : assemblée générale
(6) : Responsable dirigeant d’une loge élu par celle-ci pour un an
(7) : Sergio Osmeña Sr qui devint Président des Philippines en 1944 était aussi maçon. Etait-il cet Osmeña ?

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Article initialement paru le 16-1-2001 dans la “Lettre de Jean Jacques Rousseau” de l’AEJJR – Amicale des anciens élèves du lycée Chasseloup-Laubat / Jean-Jacques Rousseau de Saigon.

* Merci à anh Nguyễn Ngọc Châu de nous avoir autorisés à le publier sur ce site.

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