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Risques, impermanence, et civisme : honneur aux Japonais

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Georges Nguyen Cao Duc (JJR65)

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Le Japon, ce pays qui a forcé l’admiration des téléspectateurs mondiaux par la réaction de sa population face aux évènements cataclysmiques d’il y a presque un mois, continuera encore à nous déranger, simplement parce qu’il nous étonne par des aspects pour nous déroutants.

Le savait-il, le clan Tokugawa, quand il prit le pouvoir au début du 17è siècle pour ne le rendre au Tenno (empereur) qu’en 1868, qu’il allait étrangement façonner un peuple qui porte en totalité en lui les enseignements inculqués en plus de deux siècles d’isolement imposé, qui ne prit fin qu’avec l’intrusion occidentale ?

La société japonaise de cette époque, hiérarchisée alors en plusieurs classes sociales avec des règles et barrières intangibles, imperméa-bles, et à qui fut dénié le droit de pouvoir ne serait-ce que voir des étrangers – sous peine de mise à mort – se mit pour plus de deux siècles à tourner en rond, ne se fréquentant qu’en son sein, pensant la même chose, subissant les mêmes contraintes naturelles et sociales, pour devenir unique et uniforme car totalement isolé. Une vraie névrose collective à la fin du shogunat, et qui perdure sous une forme moderne, mais bénéfique, pour donner naissance au Japonais actuel, le nihon-jin.

De cet intermède inouï de plus de deux siècles date cette attitude radicalement bilatérale : « nous les Japonais, vous les gaïjin – étrangers », et cette incompréhension par les gens de l’extérieur. Xénophobie de la part des Japonais ? Non point, simplement prise de conscience de leur part qu’il sont devenus au fil du temps un peuple « homogène », selon leur propre dire. Est alors apparu l’ homo nipponicus, avec ses traits particuliers : rigueur, discipline, civisme, que nous appelons, nous, la méticulosité, le militarisme, le sens du sacrifice. Pour matérialiser ces trois mots, regardez donc le mode d’emploi précis à l’extrême d’un matériel japonais (rigueur), les uniformes des élèves des classes primaires et secondaires (discipline), et les exercices réguliers d’évacuation anti-sismique dans les quartiers urbains (civisme). Sans parler d’une frugalité encore présente.

Nous restons songeurs devant certaines de leurs réactions : les pilotes suicidaires de la 2è guerre mondiale, les volontaires actuels autour des réacteurs nucléaires de Fukushima, ou les sinistrés qui n’élèvent pas la voix, acceptant dans la dignité (selon nos termes, en Occident) leur sort funeste, et qui sont « stoïques » à nos yeux.

Dignes, stoïques ? Oui pour nous, mais croyez-vous donc qu’ils ne pleurent pas la disparition de leurs proches dans un raz-de-marée (un tsunami, puisque c’est ainsi qu’ils l’appellent et que nous l’appelons désormais), et la télévision le montre assez ? Croyons-nous donc qu’ils n’aient pas peur ? Croit-on qu’ils resteraient là à attendre des secours tardifs et qui, ils le savent, ne dureront qu’un temps ? Leur dignité telle qu’ils la conçoivent, en dépit de la peur du lendemain, c’est de chercher instantanément à s’en sortir. Si possible. Cette dignité telle qu’ils se l’imaginent, c’est en effet de ne pas constituer un poids individuel s’ajoutant au poids collectif représenté par les besoins d’une population d’un pays sans aucune ressource intrinsèque.

Sens du sacrifice ? Eux l’appelent sens de la responsabilité. Le chef d’un groupe de pompiers présentant son travail à Fukushima face aux reporters de la NHK – télévision nationale japonaise – disait en termes que nous devinions angoissés car ses yeux embués ne trompaient guère : « Je suis désolé d’apporter du stress à ma famille en me portant volontaire pour aller refroidir les réacteurs nucléaires ». Désolé il l’était, mais il l’a fait, en responsable, et supportant la radioactivité.

Les diverses raisons de ce civisme, de cette dignité seraient simples et allant quasiment de soi. Du moins pour eux. Et il n’y a pas que cela pour caractériser la nipponnité. Il y a également ces notions permanentes de risque, d’impermanence, de fugacité, de l’éphémère.

Quand on habite un archipel dépourvu de ressources et subissant 20% des séismes annuels les plus importants dans le monde, on ne peut que se rendre compte de l’inanité de certaines choses, et que l’on peut disparaitre à tout instant. Le tout est de s’organiser afin qu’il y ait le moins de perte possible. Quitter cet archipel maudit des dieux et trop étroit, alors ? Les Japonais y ont songé (colonisation de la Corée puis de la Mandchourie, suivie de l’invasion de la Chine, au 20è siècle), et la réponse fut cinglante : le Japon fut écrasé et occupé. Depuis, les Japonais restent confinés dans leur archipel, avec à peine une légère émigration remontant au début du 20è siècle (Hawaï, Brésil).

Se contenter de ce sort « national » ne fut pas seulement un choix, c’est un fait depuis 1945 : de nos jours, les Japonais ne peuvent aller nulle part et ne le souhaitent d’ailleurs pas. Alors, liés indisso-lublement à une terre inhospitalière, les Japonais ont développé à outrance un sens de l’impermanence et de la fugacité des choses pourtant déjà bien déve-loppé, avec en sus une notion aigüe du risque assumé.

Impermanence ? Voyez ces cadres supérieurs japonais, qui habitent dans la banlieue tokyoïte de simples villas que l’on pourrait retrouver à des milliers d’exemplaires à Antony ou Saint Cloud, San Diego ou Los Angeles : 100 à 130m², sans luxe apparent sinon parfois une grosse berline garée sous le porche. Voyez-les « s’amuser » le soir en quittant leurs bureaux mais rentrant toujours sagement au foyer. Regardez-les « claquer » des fortunes à boire du saké de prix sans sourciller. C’est qu’il savent que de toute façon, cette aisance, ce confort domestique peuvent ne durer qu’un court moment.

D’abord, ces cadres peuvent perdre leur place à tout moment, depuis plus de deux décennies que l’emploi à vie n’existe plus (chômage officiel 4%, chômage réel : le double), dans un pays où l’assurance-chômage est ridiculement court – quelques mois. Et encore cet emploi à vie n’existait que dans les grands groupes (même pas un cinquième de la population salariée). Au mieux, ils laisseront un appartement à leur famille, à leur mort. Quand aux SDF – sans domicile fixe, regardez-les par milliers cachés sous les arbres du parc d’Ueno à Tokyo : ils rangent soigneusement leurs hardes dans des valises chaque matin, restent habillés très correctement, quitte à ruminer sur leur sort sans se plaindre. Eux sont vraiment convaincus de l’impermanence des choses, car ils la vivent. Et si on les voit chanter le soir ensemble, c’est plus pour oublier qu’outre le sort professionnel à leur désavantage, ils ont souvent volontairement coupé les ponts avec leur famille, à qui ils ont rendu la liberté : « Oubliez-nous, survivez »

Ensuite parce que le confort domestique est matérialisé par des habitations japonaises souvent détruites au bout de 30 à 35 ans pour laisser la place à des bâtiments nouveaux permettant à l’industrie du bâtiment de se développer donc donnant du travail, et permettant aux règles antisismiques mises à jour d’être appliquées. Sans parler de la terre rare : le terrain est très cher, la maison n’est que la cerise sur le gâteau. C’est le seul pays où les logements perdent immédiatement de leur valeur dès l’achat réalisé, et l’héritage est très réduit au Japon face aux ponctions de l’Etat.

Alors que dans certains autres pays, il y a un continuum, une vie familiale multigénérationnelle, des racines qui poussent, il n’y en a désormais plus en milieu urbanisé au Japon, et nous, étrangers, ne le savons peut-être pas.

Et que dire de l’influence du bouddhisme et du shintoïsme ? Les Japonais vivent en shintoïstes et meurent en bouddhistes, certes, mais chez eux ce bouddhisme est profond, intime, et l’impermanence du monde qui en est l’un des enseignements fondamentaux est marqué au tréfonds de leur âme. La vie pour eux comme pour tout autre bouddhiste n’est qu’un passage et une souffrance. A fortiori dans un pays secoué par des secousses telluriques quotidiennes. Le shintoïsme, lui, leur a donné le concept des « kami », ces divinités innombrables (partout, dans la nature, dans la mer, dans leur maison) qui ne manquent pas d’évoquer pour nous les « esprits » de l’animisme. Ces kamis protecteurs, c’est, ajoutés au bouddhisme, une garantie salvatrice contre les démons de la nature, dont le plus virulent est ce poisson-chat géant censé personnifier un tremblement de terre. Ces démons, le Japonais s’en protège en achetant moult amulettes et talismans vendus dans tous les sanctuaires shintoïstes. Supersition ? Oui, et profonde, seule partie irrationnelle de l’être japonais face aux forces de la nature. Surtout, ne pas être victime du poisson-chat. Le confucianisme, lui, est resté une sorte de contre-pouvoir à l’impermanence et à l’éphémère, avec ce respect de l’ordre social si peu mouvant (le professeur ou le supérieur hiérarchique est respecté d’office), et sur lequel la démocratie moderne à l’occidentale ne représente qu’un vernis importé, ayant néanmoins le mérite d’y exister depuis un siècle.

De cette perception socialo-spirituelle provient leur amour immodéré de l’éphémère, de la fugacité : éclosion printanière des cerisiers dont les fleurs meurent rapidement atten-due par tout un peuple, concision extrême d’un haiku (poème très court de quelques lignes de peu de mots), chaleur profonde d’une réunion entre amis sachant que l’on peut être séparé pour toujours demain, avec des corollaires plus futiles tels la mode, qui se démode le plus rapidement possible.

Le savons-nous, chaque été, des milliers de grands feux d’artifice – auprès desquels les feux d’artifice du 14 juillet français ou du 4 juillet américain ne sont qu’une aimable plaisanterie – sont tirés dans les villes nipponnes le soir, pour respecter cet amour de l’éphémère, à travers la vision brève d’une gerbe de feu coloré. Ce n’est aucunement par hasard que ce qui est agréable dans la vie (femmes, alcool, amour) relevait dans l’ancien temps du vocable ukiyo , « le monde flottant », car appelé à disparaître rapidement.

Dans un tout autre ordre d’idées, ce qui est typique du Japon et des Japonais, c’est une notion aigüe du risque assumé. Le commerçant qui perd son activité ne se plaint pas sur son sort : il a perdu, point final, et cherche à s’en sortir. L’Etat japonais, lui, doit avoir l’oeil sur tout : le Japon n’a aucune ressource naturelle et doit tout importer, précisément pour ré-exporter avec valeur ajoutée donc survivre, et il est trop peuplé de gens viellissants. Les maigres gisements de charbon sont épuisés depuis longtemps.

D’où cette obligation vitale du risque assumé y compris pour l’énergie : l’implantation de nombreux réacteurs nucléaires sur une terre sujette constamment aux séismes divers. Les écologistes de tout poil peuvent s’égosiller, les besoins de plus de 120 millions de Japonais sont tels que les autres sources d’énergie seraient tout simplement ridiculement faibles dans ce pays dont le quart seulement de la surface est habitable (équivalente au 6è de la France, mais avec une population deux fois plus nombreuse que les Français). Et ce risque de l’atome, la population semble l’accepter jusqu’à maintenant. D’ailleurs, où pourrait-on installer des parcs gigantesques d’éoliennes, s’il n’y a pas suffisamment de terres, par ailleurs visées par les secousses telluriques, et si la mer elle-même est instable près des côtes ? L’énergie marémotrice ? Pas de baies adéquates avec une marée idoine. La houille blanche ? Pas de chutes d’eau gigantesques, pas de grands fleuves à grand débit, rien que des sources. La géothermie ? Insuffisante, sinon pour prendre des bains chauds dans les stations thermales. Le photovoltaïsme ? Il consomme trop de surface pour un piètre rendement. Alors, tant qu’à faire, et puisqu’il faut payer un tribut à la puissance naturelle quasi-divine, autant prendre l’atome. Il y va de la survie du pays. Allez expliquer cela aux anti-nucléaires et écologistes des pays occidentaux.

Ce qui n’exclut ni ne justifie les erreurs, naturellement. Fukushima était prévu résister à une secousse d’un niveau 7 de l’échelle de Richter, alors que le Japon en subit parfois d’un niveau supérieur ; mais, et en dépit de l’industriel (Tepco) naturellement enclin à cacher ses insuffisances, comment deviner raisonnablement la simultanéité de plusieurs phénomènes conjuguée avec une succession de défaillances, quand il s’agit de réacteurs datant de l’adolescence du nucléaire civil et conçus avec les concepts de l’époque ? Ce qui ne justifie non plus le mutisme mensonger des autorités publiques : la radioactivité (au 26 mars) serait bien plus forte que celle avouée, dans le rayon des 30 kms autour de Fukushima, selon des contrôles indépendants effectués par des Occidentaux et des Nippons. Les Japonais vivant dans ce cercle seraient donc déjà bien touchés.

Et de là cette phrase – inimaginable pour nous – prononcée par l’épouse du pompier supérieur hiérarchique de celui mentionné plus haut : « Ne t’occupe pas de nous, il faut sauver le réacteur, car il faut sauver le pays ». Cette dame admirable n’est pas plus inconsciente que chacun de nous, mais, en pensant aux autres, elle pensait à elle-même, partie intégrante des autres. Le risque assumé prend là toute sa valeur, et cette épouse japonaise l’a accepté. D’où cette réaction, impensable pour nos esprits occidentalisés, un peu similaire au suicide collectif des lemmings : les Japonais accepteraient qu’une partie des leurs meure pour la pérennité de l’ensemble. Ce n’est qu’un risque accepté. Atroce ? pas pour eux. Et entendons-nous bien : beaucoup de Japonais ne l’acceptent pas, mais cela ne s’est pas encore traduit dans les urnes et par des votes, et ne se traduira peut-être jamais. Pis, ils sont regardés d’une manière étonnée – mais non hostile – par la population dans sa majorité.

Et tout cela dans un courtoisie permanente. Cette attention portée aux autres, expression extérieure d’un niveau humain élevé, constitue pour nous une source d’étonnement ravi. Du sourire au premier venu, ou à la recherche d’un cadeau pas cher mais toujours exquisement enveloppé pour les amis, en passant par cette notion inégalable du service (30 secondes ne se sont pas écoulées dans un restaurant que le thé chaud et les serviettes chaudes de nettoyage des mains sont déjà là), on croit qu’il s’agit d’un simple rapport, commercial ou humain. Que nenni : il s’agit d’un service qu’ils se rendent à eux-mêmes, car ils en attendent le même, et car cette politesse et cette courtoisie merveilleuses sont ce que les Japonais ont trouvé pour s’éviter des conflits ; la quintessence de l’esprit social japonais est précisément d’éviter les conflits pour sauvegarder le wa, l’harmonie.

Pour ce faire, le langage utilise des périphrases pour signifier un refus en évitant les conflits : on n’entendra jamais un « non » ferme. D’où la désillusion initiale des touristes japonais en arrivant en France (se traduisant parfois par une période de crise nerveuse douce, chose incroyable mais authentifiée) : ils imaginaient des pays de haute civilisation donc semblables au leur, et tombent sur des chauffeurs de taxi arnaqueurs, des marchands discourtois, des employés grincheux, et des habitants hargneux et impolis. Et là non plus, ne pas se leurrer : ce sacro-saint wa n’est quand même pas un tabou absolu, et quand la limite est atteinte, le Japonais proteste comme vous et moi, et collectivement : les grèves et conflits sociaux sont très fréquents et réguliers au Japon, et parfois très violents.

Le civisme, lui, est inégalé et semble irréel tellement il nous dépasse . Il vient d’un effort d’éducation intensif et permanent. Pas de pillage lors du raz de marée le mois dernier ? Rien d’étonnant : on apprend aux enfants à respecter le bien d’autrui, et ce, dès les premières années. Les étrangers sont ébahis de voir que l’acte initial d’éducation civique est l’obligation pour un élève du primaire d’aller remettre au koban (sous-commissariat de quartier) une pièce de monnaie « « perdue et ramassée dans la rue » que l’officier de police reçoit le plus officiellement du monde avec remerciements au gamin. Etonnez-vous alors qu’il n’y ait aucune scène de pillage après un désastre, au contraire du séisme d’Haïti ou du cyclone Catrina en Floride. Les répercussions de ce civisme sont multiples. Moins de 24 heures après la catastrophe, le fondateur d’Uniqlo (chaîne de vêtements très connue au Japon) annonça qu’il remettait 9 millions d’euros de sa fortune personnelle aux services d’aide aux sinistrés. Et il n’a pas été le seul. Geste de publicité rémunératrice en retour, à terme ? Possible, et même probable. Mais le fait est là, et ces magnats japonais de l’industrie et du commerce ont payé immédiatement de leur poche personnelle. Plus stupéfiant, le cas d’une catégorie de population aux mains sales, les yakuzas. Oui, les gangsters japonais. Quelques heures après la catastrophe, les 3 réseaux nationaux les plus importants de ces mafieux déléguaient des équipes anonymes (pour ne pas effrayer les gens) dans les régions dévastées, non pour piller, mais pour… patrouiller et protéger les biens restants des sinistrés ! Protéger des gens qu’on rackettait avant, et leur envoyer 24 heures après le cataclysme des camions de vivres, et remettre aux municipalités sinistrées des sommes d’argent rondelettes, car « …nous sommes Japonais »…

Quant aux autres acteurs sociaux, moins de 24 heures ne se sont pas écoulées que 50 000 soldats, portés quelques jours après à 100 000 – l’équivalent de la moitié de l’armée de terre japonaise – ont commencé à être acheminés sur les lieux sinistrés pour s’occuper de tout : 1 soldat pour 5 sinistrés ou déplacés. Sans parler du tiers de la marine nationale japonaise dépêchée sur place le long des côtes. « Nationales », les forces d’auto-défense japonaises peuvent hautement et légitimement revendiquer l’adjectif, car véritablement au service de la nation.

Quant à l’éducation nationale japonaise , elle est connue : sélection et archi-sélection, quitte à voir des dizaines de gamins se suicider chaque année après un échec scolaire. On vient à en rire amèrement de voir les règles occidentales actuelles du baccalauréat ou de la maturité « pour tous » : du nivellement total par le bas, alors que toute nation ne vit et survit que si elle est entraînée par une élite, l’histoire des peuples du monde l’a amplement montré. Les Japonais le vivent et le comprennent, les Occidentaux s’en détournent en en payant le prix fort : l’Occident est en déclin. Et en plus – nous le savons tous – tous les enfants de l’archipel nippon sont formés pour faire face aux phéno-mènes naturels, avec des exercices réguliers.

Alors, au vu de ce qui précède, et quand on est remué à juste raison par cette photo devenue symbole car reproduite de par le monde montrant Tadashi OKUBO, jeune fille japonaise rescapée sur les lieux détruits de sa maison (photo à la fin de cet article), on ne peut s’empêcher de se reposer encore et toujours les mêmes questions sur les Japonais : mais comment font-ils, ou plutôt comment et de quoi sont-ils faits, et que pensent-ils réellement face à cette incertitude permanente sur Dame Nature ? Nous laissons aux sociologues le soin d’apporter les réponses à ce phénomène constitué par une population paraissant étrange mais désormais devenue bien plus attachante, pour ceux qui ne la connaissaient pas.

Laissons d’ailleurs parler François Lachaud, directeur d’études japonaises à l’Ecole Française d’Extrême-Orient dans « Le Monde » du 17 mars dernier : « …sa manière modeste de s’exprimer (une Japonaise face au cataclysme) , de réagir, de continuer encore, toujours, à ne pas se laisser aller à la facilité des lendemains qui chantent ou aux apocalypses annoncées forme une manière de répondre à une partie de cette grande interrogation. Toutes celles et ceux qui ont vécu au Japon, qui y sont demeurés même le temps d’un bref séjour, et qui aiment ce pays savent que c’est dans cette mesure qu’il faut peut-être essayer de trouver la clé d’une attitude devant le réel que nous ne savons pas formuler ».

Pour sa part, Jean-François Sabouret, directeur Asie du CNRS – centre national de la recherche scientifique, dit fort à propos (Le Figaro, 18 mars 2011) que pour les Japonais, « se plaindre contre le ciel, invectiver les dieux ? Peu de Japonais s’en remettent à de telles croyances. Il n’y a pas de ‘père tout-puissant ‘ dans leur panthéon. Mère Nature est une marâtre, et ils le savent. Ils pratiquent donc une forme de fatalisme actif. »

Mais ce dont nous pouvons être certains, c’est que le Japon continuera sa voie.

Dans ce pays, tradition immuable, beaucoup de bâtiments religieux sont détruits et rebâtis à l’identique tous les 20 ans, par cycle. Cette destruction-rénovation physique de lieux spirituels n’est pas sans rappeler les destructions-reconstructions récentes d’origine aussi bien politique que naturelle connues par le Pays du Soleil Levant : « restauration » de Meiji en 1868 avec destruction de l’ordre social établi par le clan des Tokugawa, destruction de Tokyo en 1923 par un tremblement de terre puis destruction du pays par la guerre en 1944-1945, destruction de Kobé par le séisme de 1995, et il y a moins d’un mois, raz-de-marée précédé par un séisme à Tokyo et les régions environnantes, le plus fort depuis plus d’un siècle. Tout a été reconstruit, totalement, à chaque fois, et soyons-en persuadés pour cette fois-ci également, tout sera reconstruit, car les Japonais n’ont tout simplement pas le choix.

Nous allions oublier un mot, énoncé au début du présent article : la frugalité. Frugalité dans le quotidien : à midi, plateau-repas à 300 yens, le fameux bento, composé de boulettes de riz parsemées de grains de sésame et saupoudré de filaments d’algues, avec une rondelle d’omelette et quelques pickles. Les sushis et sashimi que nous engloutissons en Occident, ils n’en mangent que durant les sorties. Faire bombance pour un Japonais représente le tiers de ce que mange un Occidental. Frugalité également dans la vie : le cinquième du revenu est mis systématiquement de côté car il n’y a pas de retraite, qui est une somme globale remise le jour du départ final. C’est cela, un Japonais et sa vie. Même de nos jours. Et c’est cette frugalité qui a permis de forger le pays.

Les générations japonaises vieillissantes, à qui le Japon moderne doit tout grâce à leur travail et leur vie frugale, pourront être fières : le cataclysme au Japon a réveillé – d’une manière terrible – la jeune génération en leur ouvrant les yeux ; ces jeunes qui se moquaient du sérieux de leurs aînés et ne juraient que par les joies de la vie vont définitivement perdre leur légèreté insouciiante pour rebâtir leur pays. La preuve en a été donnée il y a deux semaines à la télévision japonaise : lors de la cérémonie de remise de diplôme de fin d’études scolaires et d’où certains étaient absents car emportés par les flots, on a pu voir les jeunes lycéens promettre les larmes aux yeux à leur proviseur lui-même en larmes qu’ils seront dignes de l’éducation dont ils viennent de terminer une partie, et dignes de leurs camarades morts. Nous pouvons les croire sur parole – une promesse est toujours respectée chez les Japonais – et pouvons les envier, car la vie aura désormais un vrai sens pour eux .

Et car la disparition du peuple japonais serait une perte énorme pour le reste des peuples du monde, qui aurait tant à gagner de ce sens global toujours mal défini car mouvant, et pourtant réel : la nipponnité.

Honneur au Japon, honneur à vous, Japonais !

G.N.C.D

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Merci à GNCD d’avoir partagé ce beau texte avec nous.
ABPDN

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