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Prose

Un ours blanc sous les tropiques

Tran thi Nhu Hao (BP61)

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A Mr. Descroix avec tous mes respects et ma gratitude
Tran Thi Nhu Hao
College Francais de Tourane
promotion 1962

Mais qu’est-ce qu’il venait faire au College Francais de Tourane ? Qui l’avait invite ? Ou plutot pourquoi avait t-il choisi notre College ? Il n’etait pas a sa place ! Vous n’avez qu’a le regarder. Il etait grand, beaucoup plus grand qu’un Francais moyen, et un geant au milieu des Vietnamiens. Il avait de long bras qui pendaient le long de son corps comme s’il ne savait quoi faire avec. Sa demarche etait maladroite parce que ses longues jambes and ses pieds enormes avaient de la peine a coordonner ses pas. Ses epaules etaient larges. Il avait la carrure d’un joueur de football Americain.
Il avait trente ans peut-etre. Il etait toujours en short blanc avec une chemise blanche aux manches courtes. Dans ses premiers jours a Tourane il se promenait dans la cour du college, un etranger au milieu d’une petite societe de professeurs and eleves tres lies entr’eux, un peu fermee et secrete. J’etais sure qu’il ne se sentait pas a l’aise. Et j’imaginais que le Proviseur, Mr. Mougenel, ne savait pas comment le prendre.

Il etait notre professeur de Francais. Nous etions tous choques. “Comment cet “ours blanc”, ce joueur de football est notre professeur de Francais ? Vous plaisantez !” Parce que vous savez, nous, les petits eleves Vietnamiens, nous avions une certaine idee d’un professeur de Francais. Il devait etre svelte avec un teint pale et des lunettes, un regard profond, lointain et reveur, et un sourire enigmatique mais charmant. Ce profile ne collait pas avec “l’ours blanc”. Mais qu’est-ce que vous voulez, il etait la. Le ciel l’avait envoye ou il l’avait fait expres ; il nous avait choisis. Eh bien ! nous devions l’accepter.

Il nous avait tous surpris. C’etait en ces premiers jours de la classe d’analyze litteraire (classe de Seconde), il parlait de Corneille. Nous avions appris avec Mme Vigouroux a aimer Corneille, les monologues de Don Diege et du Cid. Mais il nous avait demontre que ces monologues sont pompeux et loin d’etre poetiques. “En fait, le Cid n’est pas une tragedie classique dans ses termes les plus stricts : Corneille n’a pas respecte toutes les unites (en particulier unite d’action). C’est une tragedie qui se termine bien.” Surtout, il nous montra que les heros Corneliens, en mettant le devoir au-dessus de l’amour, sont presque trop simples. Des tragedies de Corneille, il preferait “Cinna”. Je compris maintenant pourquoi quand je relis le monologue d’Auguste :


“Ciel, a qui voulez vous desormais que je fie
Les secrets de mon âme et les soins de ma vie.

D’un prince malheureux ordonnez quelque chose.
Qui des deux dois-je suivre, et duquel m’eloigner ?
Ou laissez moi perir ou laissez moi regner ?”

Il aimait les personnages complexes, les personnages avec contradictions et faiblesses. Auguste un despote sanguinaire, est, au fond, un etre solitaire, indecis et vulnerable (Auguste, “Cinna”, Corneille). Hernani, connu comme un bandit fougeux et puissant, mais est, en realite, “une force qui va” (Hernani, “Hernani”, Victor Hugo).

“…Tu me crois peut-etre
Un homme comme sont tous les autres, un etre
Intelligent, qui court droit au but qu’il reva.
Detrompes toi, je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mysteres funebres
Une âme de malheur faite avec des tenebres !”

Il nous apprenait a analyser les beaux poemes et nous montrait comment les poetes en modifiant la structure des vers et choississant bien les mots, reussissent a peindre un tableau de pure beaute et a composer une belle chanson. _ Ecoutez ses commentaires sur “Le Dormeur du Val” de Rimbaud :

“C’est un trou de verdure ou chante une riviere
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; ou le soleil, de la montagne fiere
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons”

“Vous sentez que l’eau coule parce que les vers ne s’arretent pas a la fin de l’alexandrin ; ca continue au suivant. Vous pouvez presque voir le scintillement de l’eau, “les haillons d’argent”, parce que le mot “d’argent” est place au debut du vers, en quelque sorte mis en valeur par une lumiere speciale dirigee par l’auteur. Vous pouvez entendre le ruisselement de l’eau a cause de la repetition des “c” et “s” dans le denier vers.”

Il avait une voix penetrante et expressive qui peut communiquer un reve (“Phedre”, Racine) :

“Dieux ! Que ne suis-je assise a l’ombre des forets !
Quand pourrais-je a travers une noble poussiere,
Suivre de l’oeil un char fuyant dans la carriere ? “

Ou une passion :

“Je le vis, je rougis, je palis a sa vue
Un trouble s’eleva dans mon ame eperdue
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler
Je sentis tout mon corps et transir et bruler.. “

Avec sa voix seule, il avait pu faire vivre devant nos yeux les heros de Racine et exprimer les sentiments les plus profonds de ses personnages. Il n’avait pas besoin de lumiere, costumes, gestes ou mise en scene. Il etait un tres bon acteur.

Il etait mon meileur professeur de Francais. Il m’apprit a analyser une piece litteraire, a aimer les tragedies et apprecier la poesie. En plus, il veillait sur moi. J’etais une eleve interne en ce temps la. Un jour de fin de semaine, j’avais la fievre et toussais comme une cheminee. La surveillante, inquiete, alerta le Principal (apres le depart de Mr. Mougenel, notre cher professeur de Francais devint notre Principal ; mais il continuait à enseigner la literature aux eleves de Premiere). Il vint ce dimanche pour me conduire chez le medecin. Je peux encore voir l’image tres drole d’un grand ours blanc, marchant d’une facon maladroite, suivi d’une toute petite fille minable, pleurant et toussant. Et je me souviens de son expression soulagee quand le medecin dit que ce n’etait pas grave.

Chaque annee nous avions la tradition d’organizer avant les vacances de Noel une presentation theatrale pour les professeurs et parents. C’etait l’occasion pour les eleves de montrer leur talents d’acteurs, musiciens, et chanteurs. J’etais plutot timide et n’etais pas interessee a ces evenements. Quand j’etais en Premiere, les organisateurs de la presentation theatrale voulut me donner un role dans une piece. Je me rappelle plus quel role et quelle piece. Mais Mr. Descroix, des qu’il sut, vint me voir a l’internat, s’assit avec moi en face du dortoir, en dessous d’un grand bel arbre, et me dit franchement, qu’il ne voulait pas me voir jouer quoi que ce soit : “Tu dois concentrer a tes etudes. Ne perds pas de temps. Le Bac n’est pas tres loin. Tu peux nous decrocher une mention Bien, si tu travailles dur.”

Plus tard, quand j’etais a l’Ecole Normale Superieure de l’Enseignment Technique, je pris deux petits roles avec le Group Theatral : le role d’Anitra dans “Per Gynt” d’Henrik Ibsen et le role de la soeur dans le “Malentendu” d’Albert Camus. C’etait une courte escapade. Quand je quittai le Group Theatral pour retourner a mes livres de Chimie, Physique et Biologie, je me rappellai de la conversation que j’avais avec Mr. Descroix a l’age de 16 ans. Je me demandai qu’est-ce qu’il aurait dit s’il avait su !

Quand j’etais en Terminale, je ne voyais Mr. Descroix que dans de rares occasions. Il etait notre Principal ; il n’etait plus mon professeur de Francais. J’avais un Professeur de Philosophie qui voulait m’inscrire pour le concours general de Philosophie. Mr. Descroix vint me voir a l’internat et me parla sous ce meme grand arbre : “Je sais que tu es bonne en Philosophie. Mais le concours general c’est dur. Et puis tu devras rester a Saigon pour toute une semaine. Tu vas manquer les classes. Qu’est-ce que tu en dis ? On n’y va pas hein ?” Je le regardai, etonnee. Je ne questionnai pas son jugement. J’avais completement confiance en lui. Mais je realisai qu’il avait peur que je ne fusse decue ; “l’ours blanc” parlait comme une mere poule !

Je quittai le College en 1961 pour aller faire mes etudes a Paris au Lycee Fenelon, dans les classes preparatoires aux Grandes Ecoles. Mr. Menguy, le Surveillant General du College, mon autre ange gardien, vint me voir au Foyer des Lyceennes, l’internat des filles, dans le XVIeme. La premiere question que je demandai a Mr. Menguy c’etait : “Comment va Mr. Descroix ?” Quand j’appris qu’il avait quitte le College pour etre le Proviseur du Lycee Yersin, je pleurai a chaudes larmes. Et je racontai a Mr. Menguy comme j’etais malheureuse a Fenelon ; je ne comprenais rien dans ces classes de Mathematiques ; les laboratoires de Chimie et Science Naturelles sentaient mauvais ; les problemes de Physique etaient bien difficiles. Je terminai ma scene dramatique avec : “Dites a Mr. Descroix, si vous avez la chance de lui parler, que j’ai pu quand meme decrocher le premier prix de Philosophie.” Pour moi, Mr. Descroix a accompli ses taches de Professeur de Francais et Proviseur du Colleøge.

Il m’a laisse une connaissance solide de la littetrature, le gout de la tragedie, et l’amour pour la poesie. Je ne peux demander plus. Avec ce qu’il m’a donne, j’ai pu continuer a m’instruire. Je peux maintenant analyser et apprecier les oeuvres de Brecht, Anouilh, Pirandello, Lorca, Stringberg, Ibsen, Tchekov, Shakespeare, Shaw, Miller… Et je lui suis a jamais reconnaissante de m’avoir equipee d’outils analytiques pour mieux comprendre ces chef d’oeuvres.

Aujourdhui, apres ma longue journee de travail, apres avoir negotie les problemes bugetaires et revu la performance du departement ; je vais pouvoir me detendre en lisant ces vers de Victor Hugo (“Booz Endormi”) que Mr. Descroix aimait bien :

“… L’ombre etait nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurement,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

Tout reposait dans Ur et dans Jerimadeth ;
Les astres emaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait a l’occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’oeil a moitie sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’eternel ete
Avait, en s’en allant, negligemment jete
Cette faucille d’or dans le champs des etoiles.”

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